LES PROBLÈMES D'ÉCRITURE DANS LE ROMAN HISTORIQUE
Evelyne Brisou-Pellen

extraits

Depuis une trentaine d'années que j'écris des romans historiques, j'ai été confontée aux mille difficultés de ce genre d'exercice. Et les pires ne sont pas, comme on le croit, celles de la vérité historique, mais celles de l'écriture.

 
moine 

Il y a donc un problème d'écriture spécifique au roman historique ?
Un problème épineux. En effet, on raconte une histoire du passé à un lecteur du présent.
Un code tacite de bonne conduite veut qu'on parle dans les romans historiques un langage de type "ancien". Trente ans que je me bats avec moi-même sur le sujet :
- Un langage ancien… Raconter une histoire qui se passe au XIIème siècle en langage du XIIème siècle ? Du genre… "Et disoient qu'onques mes hon n'uere eschapez, que ils seüssent."
- Ah non ! On ne comprendrait rien. Il faudrait traduire en langage plus clair. Disons… XIXème.
- Donc faire parler la langue du XIXème à des gens du XIIème…
- Oui, ça fait un peu vieillot, c'est parfait.
- Parce que les gens du XIIème parlaient un langage "vieillot" ?
- Oui… Enfin non, pas vieillot pour eux. Eux avaient sans doute l'impression d'être modernes.
- Pourquoi, dans ce cas, ne pas respecter ce qu'ils disaient en traduisant en langage moderne ?


 
 

bandeau tribu
J'ai l'impression que c'est devenu crucial pour vous dans LA TRIBU DE CELTILL, qui se passe aux temps gallo-romains.

C'est devenu crucial parce que mon héros a douze ans, que c'est lui qui raconte - donc à la première personne -, et en gaulois, une langue dont on ignore tout.
Voilà qui m'a renvoyé le problème en pleine face.

 

 
 

Qu'on ne sache rien de cette langue vous a amenée à vous reposer des questions ?
Disons que ça a mis en valeur un problème qui existe, en réalité, même quand on connaît la langue. On pourra en reparler.
Il y a surtout que l'histoire est racontée à la première personne, et par un jeune. Il doit parler un langage compatible avec son âge. Pour moi, la meilleure des solutions, celle qui rendait le plus "vrai" était de traduire dans notre langue.

 

 

Un problème différent de celui des aventures de votre Garin Trousseboeuf ?bandeau garin

Les aventures de Garin étant écrites à la troisième personne et se déroulant au XIVème siècle, je suis un peu plus tenue par la langue, puisqu'il en reste des traces.
Pour Celtill, on ne sait rien de rien, sauf que les Romains trouvaient les Gaulois vifs en paroles et maniant outrageusement l'exclamation. À partir de ça, tout est à inventer.

 
  Cela vous laisse plus de liberté, finalement…
Cela me permet, quand c'est nécessaire, d'user de ce langage familier - ni grossier ni "branché" (trop caractéristique d'une époque précise) - qu'on ressent comme légitime, voire obligatoire, dans un roman mettant en scène les ados d'aujourd'hui.
Et je respecte la même diversité de langages : Celtill ne s'adresse pas à son grand-père comme à ses copains. Ses parents ne parlent pas comme lui, ni le chef romain comme les paysans gaulois.
 
 


En commençant le roman, on est surpris par cette liberté de ton…

Parce que, dans notre esprit, les gens d'autrefois parlaient de manière châtiée. Pour les "dérives" de langage, il n'y a bien que nous !

 

 
 
Pourquoi avons-nous cette impression ?
Eh bien… parce qu'on a peu d'enregistrements de rue de l'époque. (Rires) Nous ne connaissons des anciens que des textes écrits, et par des lettrés - une infime partie de la population, des privilégiés (…)
copiste
 

On n'a aucun texte familier ?
Très peu. On a cette lettre, que j'aime bien, d'un petit Romain qui écrit à son père, il y a 2200 ans (traduite avec les fautes d'orthographe) :
"Bien jouer. Tu m’as pas emmenné avec té en ville. Si tu veux pas m’enmener avec té à Alexandrie, je t’écris plus de lettres, je te parle plus, je te souhaite plus ta santé. Mais çi tu va pas à Alexandrie, je prendrai plus ta min et je te dirai plus bonjour jamais. Çi tu veux plus m’enmener, voilà ce qui va se paçer. Et puis ma mère a dit à Archelaüs "il m’énerve, qu’on le voie plus !" T’as bien joué."
N'imaginez pas un professeur de latin vous faisant étudier la langue à partir de cela.
On ne nous a proposé que des textes soigneusement choisis, après les avoir passés à la moulinette du bienséant.
(…)

Avec de tels principes, nous ne risquons pas de percevoir nos ancêtres comme très abordables. Et on s'étonne que certains lecteurs n'aiment pas les romans historiques parce qu'ils les trouvent ringards !
 
 

Quand on ne connaît pas la langue, on a bien conscience d'inventer. Quand on la connaît, on peut traduire…
La traduction aussi, est affaire de choix. La plupart des textes anciens nous sont restitués dans une langue classique. À cause du respect qu'on leur doit 
(…) le plus souvent, on les trahit. (…)

 
  Il y a donc d'une part la parole, d'autre part la manière dont le lecteur d'un autre siècle la reçoit…
Prenons des choses simples : un mot peut être très grossier à une époque, et pas du tout à une autre. Si je dis “une garce", au Moyen-Âge, je veux juste dire "une fille".
si je traduis “ave” par “salut”, je lui donne une connotation familière qu’il n’avait pas.
(…)
 
  Et les jeux de mots ? Les expressions ?
Les jeux de mots, eux, sont pour la plupart carrément incompréhensibles. Et très peu d'expressions sont encore utilisables. Que veulent dire “voir vaches noires en bois brûlé” ou “faire des almanachs” ? Mon problème est alors : comment en traduire le contenu surtout si je ne dois pas faire trop moderne, alors que seules des expressions modernes sont accessibles à notre compréhension ? (…)
 
 

 
  La manière de raconter est-elle confrontée aux mêmes problèmes que le vocabulaire ?
Exactement. Le parler des temps anciens est le plus souvent alambiqué pour nous (on en garde de douloureuses traces dans les textes administratifs et les actes notariaux). Nous aimons aujourd'hui les phrases courtes, claires, percutantes. Les anciens privilégiaient la phrase longue et explicative.
(…)
 
  Par exemple, votre Celtill dit "J'y crois pas". Peut-on considérer cela comme un anachronisme de langage ?
Sûrement pas. C'est une traduction. La seule chose qu'on pourrait considérer comme un anachronisme serait par exemple : "Tu te fais du cinéma"… Encore que l’expression ne soit pas anachronique au niveau du sens.
 
  Alors, qu'est-ce qu'un anachronisme ?
- Certains sont évidents : on ne peut mentionner un objet ou une coutume n'existant pas. En dehors de pièges classiques - pas de pomme de terre, de dinde, de maïs au Moyen-Âge -, il y en a plus traîtres 
(…)
- D'autres anachronismes sont plus subtils : mettre dans la bouche d'un personnage un mot dont la notion ne pouvait pas exister. Par exemple puis-je me permettre de dire Fusiller du regard avant l'invention du fusil ? (…)
fusil
 orange Il faut déjà connaître l'origine des mots pour percevoir l'anachronisme...
Ce qui prouve bien qu'on n'est jamais à l'abri. À partir de quelle date peut-on photographier mentalement des lieux, empocher de l’argent, marcher en file indienne, aimer le goût sucré ? (…)

Comment qualifier la couleur orange avant que le fruit ne soit apparu dans nos contrées ?
(…)
 
  Il vaut donc mieux connaître la date d’apparition des mots
Je peux vous en parler, je passe mon temps le nez dans les dictionnaires étymologiques. Que nous donnent-ils ? La date de première utilisation écrite. Les mots pouvaient exister bien avant. (…)
 
  Alors quelle est, dans un roman historique, la part de vérité et de liberté ?
Pour la vérité historique, ce serait un autre débat. En deux mots, si je parle d’un personnage ayant existé, je respecte ce qu’on sait de lui. Même chose pour un lieu.
Pour mes personnages imaginaires, je m'applique à ce qu'ils soient crédibles en fonction du temps, du lieu, des coutumes, croyances etc.
Mais il y a un problème infiniment plus délicat : les interdits auxquels nous sommes soumis.
 
 



soleil orient





Par exemple ?
* Le psychologiquement correct
Il peut nous mener droit à une autre forme d'anachronisme. Comment faire passer, sans risquer que le lecteur ne se trompe dans son jugement, des points de vue que nous ne partageons plus ? Exemple :
- Dans “le Soleil d’Orient”, mon éditeur trouvait Lucas - battu par son frère -, trop soumis ; le lecteur n'arrivait donc plus à le plaindre. J'ai dû le remodeler légèrement. Et pourtant, à la fin du XVIIème, s'il s'était rebiffé contre l'autorité de son frère, chef de famille, il aurait été très mal jugé .
On est donc condamné à donner aux héros sympathiques des caractéristiques sympathiques d'aujourd'hui, sinon le lecteur fait erreur sur le personnage.
(…)
* Le socialement correct
- Jusqu'à des temps très récents, le handicap suscitait moquerie et insultes. Aujourd’hui, un personnage qui persiflerait à ce sujet serait classé dans les odieux. 
(…)
- Dans un roman policier, le noir ou le maghrébin ne peuvent pas être coupables du vol ou du crime, sauf dans un monde où ils sont entre eux. C'est aussi une forme de racisme, finalement.
(…)
 
 
Ces interdits sont probablement plus nombreux et forts dans le roman jeunesse…
Bien entendu. Rien que pour la langue, le secteur jeunesse est terriblement coincé dès qu'il s'agit de roman historique. Difficile d'adopter la même décontraction - la même "vérité", en fait - que dans un roman au sujet contemporain sans entendre des grincements de dents. En revanche, Cavanna peut se permettre sans problème d’écrire “Les Fosses carolines” dans un langage très actuel. On traduit dans Aristophane “Quelle face blême de pauvre type !” et on admet que c'est l'équivalent de la phrase grecque.
Et puis, les personnages doivent répondre à des critères moraux de notre temps, pas du leur. (…)
- Comment parler de la chasse aux loups (voire de la chasse tout court) sans rendre les personnages antipathiques ?
- Les mœurs, n’en parlons pas. Elles sont très liées à une époque. Chez les grecs, relations pédophiles élèves-maîtres étaient la norme. Dans un monastère, la vie doit être "monacale" - ce qui n'était pas le cas au Moyen-Age, les moeurs y étant souvent très peu austères - ou alors il faut créer un personnage qui s’en offusque, pour rétablir les valeurs.
(…)











loup 
  Donc, il faut arriver à concilier l'époque dans laquelle on vit et celle où se déroule le roman...
Et ce n'est pas facile. Dites d'une femme "Elle était très pieuse", personne ne percevra que vous décrirez une qualité et non une simple caractéritique
(…)
Quand vous lisez "ils étaient nus" (cf. l'histoire des bourgeois de Calais), traduisez qu'ils étaient en chemise : une tenue indécente.
(…)
 bourgecalais
 
Vous êtes donc obligée d'expliquer beaucoup de choses dans le texte.

Déjà, il faudrait savoir ce que le lecteur ne percevra pas - et cela varie suivant les individus et les générations.
Ensuite,
comment l'expliquer de manière naturelle, puisqu'il ne viendrait pas à l'idée au héros de le faire ?  (…)
 
  Est-il arrivé qu'on vous conteste sur la vérité historique ?
Pour les historiens, c'est arrivé une seule fois - dans une critique excellente par ailleurs. L'un d'eux a signalé que j'ai utilisé, dans un roman se déroulant à la préhistoire, "savane" au lieu de "steppe". Et il avait raison. On n'est jamais à l'abri d'une étourderie.
D'autres historiens m'ont avoué avoir acheté un de mes romans en se préparant avec délectation à y trouver des énormités… et en avoir été pour leurs frais.
(…)
 
carolus  Et les lecteurs ?
Curieusement, ils sont plus contestataires. Et le plus étonnant, c'est qu'ils se basent pour cela sur de vagues souvenirs d'école, le plus souvent en confondant les époques - ou en prenant pour une vérité une simple impression (…)
 
 
Alors, ce n'est pas facile d'écrire un roman historique…
C'est passionnant, mais je n'ai pas fini de m'arracher les cheveux.
 
     
 
brisou-pellen
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